La part des voyages dans Les Amours jaunes
Au printemps 1872, Tristan Corbière quitte sa
retraite roscovite et son ermitage façon Loonnois
pour rejoindre Marcelle et mettre en panne à Paris.
Il y restera deux ans ; un séjour entrecoupé par
de belles escapades, tantôt au soleil italien
des lazzaroni, tantôt en son Armor natal qu'il
quitte pour la capitale quand le vent se met au noroît
et que ses frères
les naufrageurs s'alignent en bande sur les falaises
ourlées
d'écume pour prier Notre-Dame des brisants et
guetter les goélettes anglaises. Mais avant cela,
Tristan avait fait un séjour italien en compagnie
du peintre Jean-Louis Hamon. Cette Italie où il
séjourna
à trois reprises inspira à Tristan six
poèmes
regroupés à la fin de la quatrième
section des
Amours jaunes, « Raccrocs »,
ainsi qu'un sonnet, «Pudentiane», excentré
dans la deuxième section, tandis que la péninsule
ibérique qui relève de ses partances fictives
fournit le sujet d'une section entière, «Sérénade des sérénades».
1 — Un Breton à Paris
Deux sections des Amours jaunes rendent compte de son
séjour parisien : « Les Amours jaunes »
et « Raccrocs », auxquelles s’ajoutent
le cœur de la première section, « Ça
», l’ensemble des huit sonnets parisiens intitulé
« Paris ». Après s'être
présenté comme « Bâtard
de Créole et Breton » sur le modèle
du capitaine du Négrier, Tristan décrit
l'arrivée du poète néophyte «
amatelotté » à une muse assez peu
rompue au commerce du sexe :
« Là, sa pauvre Muse pucelle
Fit le trottoir en demoiselle,
Ils disaient qu'est-ce qu'elle vend ?
— Rien. »
Les sections parisiennes offrent un portrait-charge de
la capitale, Tristan sacrifiant à une pose ondiniste
dans « Bohème de chic ». Ailleurs,
il fait allusion au teint verdâtre du Parisien qu’il
oppose à la bonne mine des marins boucanés,
dans un immense bazar « où rien n'est en
pierre, / Où le soleil manque de ton ». Vert
aussi l'omnibus qui écrase un « grand pendard,
cocasse, triste », —le double du poète—grisé
par le premier soleil, épinglé en plein
milieu du pavé pour suivre des yeux une fille.
La vision corbiérienne d'un Paris cruel pour les
cœurs purs serait conditionnée par ses déboires
sentimentaux et sa difficulté à faire entendre
sa voix de barde armoricain dans le concert des perroquets
pérorant des noms appris d'avance. Tristan fera
vite les frais d'une inspiration jugée trop sincère,
pas assez frelatée :
[…] Ils sont trop verts — tes vers.
C'est le vers solitaire. — On le purge. —
Ces Dames
Sont le remède. Après tu feras de tes nerfs
Des cordes-à-boyau ; quand, guitares sans âmes,
Les vers te reviendront déchantés et soufferts.
»
(« À un Juvénal de lait »)
Car pour se hisser au rang des poètes cotés,
il est d'usage de calomnier ses amours, de renier sa «
lande et [son] clocher », de se bâfrer d'orgies
en fouaillant sa veine, de prostituer sa muse en la confiant
à d'habiles souteneurs. Livré à lui-même
quand sa maîtresse en reçoit un autre, Tristan
traîne aux alentours de la Butte et du Boulevard
Clichy, pousse jusqu'au bois de Boulogne et s'en va forcer
dans ses bras en pensée une femme qu'il n'a pas,
fraye avec les interlopes, glanant un argot de trottoir
pour donner à ses vers le faisandé d'un
réalisme censé faire recette.
Ainsi, monté à Paris par amour, la capitale
lui coupera ses idylles puisque Tristan s'en ira avec
la camarde peigner des comètes, chevaucher des
rayons et ferrer définitivement ses cigales au
ciel.
2 — L'Italie de « Raccrocs »
Le thème italien important dans « Raccrocs
» introduit de nouvelles qualités de jaune
à ses amours. Peintre avant d'être poète,
il dote sa palette d'un jaune franc, plus cru et commence
par le jaune solaire des lazzaroni « clyso-pompant
l'azur qui baille leur sommeil ! ». Mais le rapport
de Tristan avec l'Italie n’est pas simple. Ainsi,
dans le même poème, « Veder Napoli
poi mori », après avoir sacré «
Poètes de plein air ! » les « Seigneurs
Lazzarones », qu'il appelle encore « frères
adorés ! », Tristan rudoie le soleil dans
le dernier quatrain du poème :
« — Ne ruolze plus ça, toi, grand Astre
stupide ! »
C’est que les protagonistes ont changé…
La composition des poèmes et leur remaniement dépendent
des dates de ses séjours. Échaudé
par ses déboires sentimentaux, Tristan persifle
le pittoresque romantique italien mis à la mode
par Madame de Staël, reconduit par Lamartine et Musset
:
« Etna — j'ai monté le Vésuve…
Le Vésuve a beaucoup baissé »
Il y souligne encore ses désillusions sentimentales
via les allusions à quelque maladie vénérienne
:
« — Tu ris jaune et tousses : sans doute,
Crachant un vieil amour malsain ;
La lave coule sous la croûte
De ton vieux cancer au sein.
— Couchons ensemble, Camarade !
Là — mon flanc sur ton flanc malade :
Nous sommes frères, par Vénus,
Volcan !… »
Mais c'est sans doute avec « Le Fils de Lamartine
et de Graziella » que le poète fait preuve
d'une plus grande férocité. Tristan caricature
un épisode de la vie amoureuse de Lamartine en
mettant en doute sa virilité :
« Et toi, Graziella… Toi, Lesbienne Vierge
!
Nom d'amour, que, sopran' il a tant déchanté
!…
Nom de joie !… et qu'il a pleuré —
Jaune cierge
Tu n'étais vierge que de sa virginité !
»
Et l'accuse d'être le responsable d'une filouterie
posthume :
« À l'île de Procide, où la
mer de Sorrente
Scande un flot hexamètre à la fleur d'oranger,
Un Naturel se fait une petite rente
En Graziellant l'Étranger…»
Cependant tout en égratignant le pittoresque napolitain
: « Voir Naples et…
— Fort bien, merci, j'en viens. » persistent
les souvenirs d'une farniente agréable vécue
en compagnie de ses amis peintres, « riches d'un
doux ventre au soleil. »
3 — L'Espagne de « Sérénade
des sérénades »
En revanche, et bien qu'il n'allât jamais en Espagne,
la série des poèmes « Sérénade
des sérénades », inspiré du
« Cantique des cantiques », constitue une
suite homogène qu'on peut rattacher à un
cycle espagnol par ses thèmes et par son lexique.
On trouvera encore dans « Raccrocs » un poème
du cycle espagnol, « Hidalgo ». Les quatorze
poèmes de « Sérénade des sérénades
» se focalisent autour d'un sujet récurrent
: le poète déguisé en troubadour
adresse des sérénades à sa dame retranchée
derrière ses fenêtres closes, quitte à
forcer un peu la musique de sa lyre, désaccordée
« exprès » pour vaincre l'obstination
de la belle.
« Je crèverai — Dieu me damne ! —
Ton tympan ou la peau d'âne
De mon bon tambour ! »
(« Toit »)
Parfois Tristan gratte les cordes de sa guitare, celle
qui, dans « Rescousse », « Kriss indien
». Nul doute aussi que la péninsule ibérique
a réveillé en lui quelques rôles
de composition dans la mesure où il peut revêtir
la défroque d'un Dom Juan, raté comme
il se doit, d'un Dom Juan à rebours, éconduit
par sa belle, ou réduit
à l'adorer de
loin,
à s'humilier pour saisir ne serait-ce qu'une ombre
de son passage :
« — À genoux, haut Cavalier,
À pied, tramant ma rapière,
Je baise dans la poussière
Les traces de Ton soulier ! »
(« Elizir d'amor
»)
Le poète s'est peut-être encore découvert
une parenté avec Don José trompé
par une Carmen infidèle et parjure. Alors que tout
avait si bien commencé, vaincu par sa laideur rehaussée
par l'aurore, le poète quitte le lit de sa belle
pour saccager ses amours :
« Je sais flamber en cigarette,
Une amourette,
Chiffonner et flamber les draps,
Mettre les filles dans les plats. »
(« Guitare
»)
Enfin, sur les routes poudreuses de la chaude Hispanie,
Tristan est humilié par un mendiant à cheval,
un « crétin chevaleureux […] suant
la race », à qui il fait sans le vouloir
l'aumône du regard de sa compagne, alors que lui
même se rappelle l'avoir quémandé
en vain à une passante trop pressée et hautaine…