Tristan Corbière et la peinture :
portrait d'un « peintre écrémé
du Salon »
Il n'est que d'ouvrir ce rare exemplaire des
Amours
jaunes sur papier jonquille pour s'apercevoir que
la passion de Tristan Corbière pour le dessin,
la peinture et la caricature, passion qui se révèle
dès sa plus tendre enfance, a perduré jusque
dans sa poésie.
1 — Un héritage de famille
Tristan tient sans doute de sa famille maternelle sa passion
pour le dessin, car les frères d'Aspasie, leur
mère et Aspasie elle-même peignent et dessinent
à leurs moments perdus. Édouard Puyo (1821-1901),
architecte et peintre amateur, est l'auteur de nombreuses
aquarelles. Le fils d'Edmond Puyo (1828-1916), le frère
cadet d'Aspasie, est le père du célèbre
photographe de cette fin de siècle, Constant Puyo
(1857-1933).
En pension, au Lycée Impérial de Saint-Brieuc
ou externe à Nantes, Tristan ponctue les lettres
à ses proches de petits dessins humoristiques.
Ainsi la série intitulée « La Campagne
de Crimée », « La Vieille garde »
et « La Corvette manœuvre », et cet autre
croquis où, pour répondre au dessin de la
maison « Bourboulon » fait par sa mère,
Tristan donne sa version d'une cabane montée sur
pilotis : à droite, il s'est caricaturé
à bord d'une légère embarcation et
brandit au bout de son bras une pancarte mentionnant sa
quatrième place en grec. Passion donc pour le dessin
que toute sa famille encourage, sa mère surtout,
elle lui fait parvenir à Saint-Brieuc ses boîtes
de couleurs réclamées à cor et à
cri.
Dans une lettre datée de janvier 1861, Tristan
donne encore la liste détaillée de ses étrennes,
dont celles qui touchent à la peinture : «
Tante Christine […] m'a envoyé un magnifique
album de caricatures […]. Tante Marie […]
1° un grand et bel album, deux fois grand comme cette
feuille à papier. 2° une charmante petite boîte
à dessin en cèdre […]. » Et
en avril de la même année, Tristan décrit
la décoration d'un sucrier confectionné
pour sa mère : « […] il est couvert
des pieds à la tête de picotures, de petits
trous qui laissent des endroits de bois lisse qui forment
des dessins. Je te l'aurais envoyé avec les portraits
[…] mais il faut des coques vertes de noix pour
le teindre en vieux chêne et il faut attendre qu'on
puisse s'en procurer. »
Fréquentant les peintres montmartrois descendus
en Bretagne, Tristan perpétue donc la tradition
pictorialiste héritée da sa mère.
2 — Tristan et les rapins
L'engouement de Tristan Corbière pour la peinture
s'affermit avec la maturité lorsqu'il croque dans
ses
Amours jaunes les amis peintres fréquentés
à Roscoff avant de les retrouver à la périphérie
de la Butte Montmartre où il prendra ses quartiers.
C'est d'ailleurs à l'un d'eux, Gaston Lafenestre,
que Tristan s'adresse pour se procurer une chambre. Et
s'il ne fréquente pas les cénacles littéraires
où son père a des entrées, c'est
qu'il préfère la compagnie des rapins où
il peut donner libre cours à ses talents de caricaturiste.
De cette époque, hiver 1872, date Le Peuple souverain,
album de croquis anticommunards qu'il cherche à
placer dans divers journaux de la capitale, mais en vain.
Aussi, lorsqu'il rend hommage aux peintres, Tristan ne
cache pas sa préférence pour le peintre
refusé, le « peintre écrémé
du Salon », en qui il reconnaît un frère
:
« Sous le voile en trous a brillé
Un bout de tréteau funéraire ;
Cadre d'or riche... et pas payé.
[…]
— Oui, camarade, il faut qu'on sue
Après son harnais et son art !…
Après les ailes : le brancard !
Vivre notre métier — ça tue…
Tués d'idéal et de râble !
Hue !… Et le cœur dans le talon !
………………………………………………
— Salut au convoi misérable
Du peintre écrémé du Salon ! »
Et c’est avec Jean-Louis Hamon que Tristan part
pour l'Italie en décembre 1869, voir un autoportrait
de l'artiste exposé à la Galerie des Offices
à Florence. Du 31 décembre 1869 au 21 mars
de l'année suivante, les deux amis sont à
Capri et descendent à l'hôtel Pagano. Sur
le registre, Tristan s'est présenté comme
« pittore-poëta », peintre avant d'être
poète… registre qu'il paraphe d'une autocaricature.
Il y côtoie d'autres peintres tels Jean Benner (1836-1909)
et Paul Chenavard (1807-1895), ami de Baudelaire qui travailla
avec Ingres et Delacroix, et que Tristan rencontre à
Rome. C'est à Jean Benner, un peintre alsacien
qui a épousé la fille du patron de l'hôtel,
que l'on doit ce Portrait de Tristan Corbière et
d’Emiliella peint sur une des portes de l'hôtel.
Mais Tristan ne se prive pas non plus de croquer Benner
ou Jean-Louis Hamon.
Un chercheur italien, P.A. jannini, a réuni dans
une plaquette sous le titre Tristan Corbière à
Capri six pièces de l'Album des caricatures : les
deux caricatures du registre de l'hôtel Pagano,
trois autres qui représentent Hamon, dont une habillé
en évêque, la seconde est signée «
Tristan pinxit », et une caricature du peintre et
sculpteur Charles Drouet (1836-1908), signée «
Tristan pingebat, 1870 ».
3 — Les Amours jaunes, le frontispice,
L’Atelier…
La composante picturale qui entre dans son statut d'artiste
explique en partie la multiplication d'épithètes
identificatoires se rapportant à la peinture. Ainsi
ce « Coloriste enragé, — mais blême
» dans « Épitaphe » lorsque Tristan
joue avec les deux registres de son art :
« Peintre : il jouait de la musette ;
Et musicien : de la palette. »
Ou bien encore le recours fréquent au terme de
« pose ».
L'engouement du poète pour l'art pictural se manifeste
encore à la veille de la publication des Amours
jaunes ; on le verra demander conseil à un ami
peintre, Camille Dufour, pour un portrait-charge à
l'eau-forte, le frontispice du recueil : « On m'a
commandé une eau forte pour mes Œuvres et
j'en veux une très forte, moi ! nà ! Seulement,
moi, je ne sais pas le métier de la chose. Connaissez-vous
quelqu'un qui puisse m'indiquer par quel bout on prend
une pointe avec la manière de s'en servir. Ce ne
sera pas long. Je suis très intelligent et désire
que la présente vous trouve de même. »
Quoique très sombre, balayée de hachures,
comme balafrée, cette eau-forte est juste «
très forte » comme il la désirait…
Et pour tous ceux qui ne trouveraient pas encore ses Amours
jaunes « très forte[s] » il a pris
soin d'ajouter sur l'exemplaire de son beau-frère,
une autre caricature au-dessus de laquelle il a composé
ce quatrain :
« Mon blazon pas bégueule
Est comme moi faquin
Nous bandons à la gueule
Fond troué d'arlequin. »
Son goût pour la peinture transparaît aussi
dans une nouvelle inachevée, L'Atelier, composée
directement sur son exemplaire personnel des Amours jaunes.
L’Atelier traite le thème de l'artiste «
peintre sans peinture ». On y reconnaît dans
une étourdissante mise en abyme le portrait toujours
aussi caricatural du poète par lui-même :
« […] un jeune homme dans une pose de méditation
avec une chaussette d'une main. Il n'est pas beau, mais
il est [très] fièrement laid. Il songe pourtant
qu'il est trop laid pour se lever. » L’incipit
de la nouvelle ressemble aux vers liminaires de «
Décourageux » jusqu’à anticiper
le néologisme : « Un atelier de peintre sans
peinture. Les [murs] quatre murs se renvoyaient un découragement
innommable. » Tandis que dans « Décourageux
» on peut lire ceci :
« Ce fut un vrai poète : Il n'avait pas de
chant.
[…]
Peintre : il aimait son art — Il oublia de peindre…
»
Définition d’une esthétique chère
à Tristan, et qui vaut pour la poésie comme
pour la peinture.
4 — l’éventail des jaunes et autres
couleurs
On connaît déjà les possibles chromatiques
de la deuxième section, la section éponyme
du recueil, où Tristan inaugure le cycle de ses
« amours » avec Marcelle et qui correspond
à la saison « jaune » du poète.
Le jaune donc avec toutes ses variantes dans un nuancier
très riche : du jaune estival de « Steam-Boat
» où Tristan embarque à bord la «
passagère » de son cœur, au rire jaune
du poète mélancolique condamné à
la solitude en sa tour de Penmarc'h, en passant par celui
de l'amour adultère, ou celui d'un « rond
d'or » qui paie des nuits d'amour sans amour. On
trouve encore celui du fard de l'actrice que Tristan embrasse
dans les coulisses, la « sauce jaune » et
sa pose ondiniste dans « Bohème de chic ».
Et puis le jaune des fleurs d'or des genêts qui
finissent, la saison des cigales révolue, «
en tas sur les chenets », ou bien encore le «
jaune cierge » des veillées funèbres
que l'on retrouve dans « Les Rondels pour après
». Une liste loin d'être close.
D’autres couleurs attirent l’œil, assez
proches de la technique des impressionnistes, elles forment
des taches, certaines vives, fulgurantes, d’autres
plus fugitives, jusqu’à devenir des taches
au sens strict du mot : sang, humeurs, urine, sperme,
crachats… Qu'il croque la zoologie parisienne, les
« grues » avec leurs « chiffons fanés
papillotants », le « dos-bleu » d'Arthur
le maquereau, un « grand pendard » écrasé
par un « omnibus vert », ou qu'il croque ses
marins boucanés à gueule de « requin
», Mary-Saloppe, « La grosse dame en rose
avec sa crinoline », Bitor dans un pantalon jadis
couleur « cuisse-de-nymphe-émue »,
son douanier « anémone de mer » enveloppé
dans son caban bleu, Marcelle en jument cavaleuse à
la robe « souris », ou lui même sous
les traits d'un chien « Drôle, en [s]a sauce
jaune », ou d'un crapaud « rossignol de la
boue », Tristan Corbière, « pittore-poëta
», joue avec tout le nuancier de sa palette pour
faire de ses
Amours jaunes, à commencer
par le titre, une poésie extrêmement visuelle
qui allait séduire de nombreux illustrateurs.