La nécrophilie corbiérienne : « Colombes de
la Mort/Soiffez après mon corps »

Lire Les Amours jaunes c'est aborder aux tertres de deuil d'une nécrophilie annoncée.


1— La couleur funèbre des Amours…
Sous le diktat du titre, peu de poèmes échappent à la tonalité funéraire. Les Amours jaunes c'est d'abord la pigmentation des amours défuntes, le souvenir d'un baiser sur une chair lépreuse qui laisse un goût douceâtre et sucré, un cœur qui suppure, un drap blanc sali une nuit d'insomnie, une mauvaise toux, la prostituée finissant dans la fosse commune. Ce sont aussi les tempêtes océanes des mois noirs houlant leur écume sur la grève, la nature survolée par la corneille funèbre, les crapauds empoisonnant de leurs coliques la plaine rase, les matelots cassant leur pipe dans les brisants, sombrant dans leurs bottes, un bossu ballotté par l'eau noire du port. C’est enfin un cierge allumé pour la veillée funèbre, les fièvres du « jeune qui s'en va », la tache rouge d'un camélia sur le plastron d'un duelliste ferraillant au soleil et Palud offrant sa moisson annuelle de chancres, d'écrouelles, de crachats et d'ulcères à une vieille statue muette… Les Amours jaunes :

« — C'est du… mais j'ai mis là mon humble nom d'auteur »
(« Ça »)
Et quel nom !
« Rime riche, — et jamais rimée »
(« Épitaphe »)




2 — Les intersignes de la mort
Les histoires que Tristan se raconte pour faire passer ses insomnies s’inspirent du souffle des cornandons des sabbats bretons qui batifolent avec les crapauds diarrhéiques et les lièvres pestiférés sur la lande de bruyère vertébrée de granit, les nuits où le soleil des loups, à son épiphanie, invite sa ménagerie à ritualiser son auto-consommation, condition sine qua non à sa renaissance. Alité, malade, orphelin de femme, les bribes des comptines sorties d'une mémoire archaïque résonnent alors en lui :

« J'entends — bourdon de la fièvre —
Un chant de berceau me monter :
J'entends le renard, le lièvre,
Le lièvre, le loup chanter. »
(« Un jeune qui s'en va »)


Tous animaux nocturnes, crépusculaires, venus acclimater son âme à l'immensité du gouffre cosmique qui l'attend.
C'est la raison pour laquelle les animaux psychopompes et nécrophiles abondent dans les vers de Corbière. Les premiers pour emporter son âme, la guider vers son épiphanie solaire, les seconds pour faire disparaître ce corps « trop senti ». Apparaissent alors le rat, l'araignée, les crabes, les hiboux, les chats-huants, les coucous, les lièvres, les corneilles, les vers et les crapauds… Tous villégiateurs de l'ombre, masse grouillante, fuyante, rongeante se pressant autour du poète. Dans les moments de silence et de solitude, la nuit, la Mort —autrement dit l’Ankou— délègue en signes avant-coureurs ces animaux pour lui dire qu'on fait bien les ciels-de-lit au cercueil des poètes…
Et le crapaud, à qui il se compare, emmuré sous sa pierre, emprisonné dans une tombe végétale, peut s’accommoder de sa fange parmi les racines d'un massif et l'odeur de décomposition végétale, d'où sourdent les germinations latentes. Car cette mixture agro-lunaire alimente et prépare le réveil « chrysalidal » du poète lépreux en poète solaire, débarrassé bientôt de sa matérialité corporelle et rendu à l'aérien de son chant.


3 — Le bestiaire des insomnies
Il est alors des endroits privilégiés pour prendre conscience du temps ou l'abolir. « Le Poète contumace » choisit le coin désolé de Penmarc'h, haut lieu symbolique de la Celtie où l'autre se mourrait d'attendre. Tristan l'a donc trouvée sa retraite : le donjon tout fissuré d'un vieux couvent en ruine. C'est là que, portant le deuil de son amour pour Marcelle, il vit en concubinage avec une faune de cimetière tandis que la messagère du printemps, victime de la rouille, annihile toute tentative de renouveau :

« […] déjà l'hirondelle
Se pose... en fer rouillé, clouée à ma tourelle. —»


Girouette au mouvement stérile dans un lieu pourtant insatiable de vents, condamnée pour l'éternité à voir passer les vents côtiers la défiant de migrer…
Mais il est aussi des instants privilégiés pour prendre conscience du temps. La nuit et les fièvres appartiennent à ceux-là. Lorsque tout dort autour de lui, Tristan, lucide, condamné du sommeil, tente de se libérer de la tutelle de l'insomnie. Voici alors la faune cauchemardesque à qui il livre ses pensées exacerbées par les veilles : un papillon de minuit, un albatros des tempêtes, un loup-garou gris, un chien, un caméléon, une araignée, deux chats, une larve, un ver luisant, des lézards, un homard, un cormoran, des coqs, une vache, des veaux, un hère, un boa… C'est ici que l'on saisit en quoi une partie du bestiaire corbiérien relève d'un délire infantile, croque-mitaine né des peurs enfantines. Nombre d'entre eux sont des symboles du trépas et dépendent du bestiaire lunaire et de la lune, astre soumis cycliquement à la disparition et à la renaissance, astre héautontimorouménos de la temporalité. Donc, tous liés au devenir cyclique : de la mélopée régulière du coucou égrenant les heures, au mouvement de la pendule s'accordant avec celui, circulaire, de la roue de la brouette de la mort :

« Des coucous l'Angélus funèbre
A fait sursauter, à ténèbre,
Le coucou, pendule du vieux,
[…]
— Un cri de bois : c'est la brouette
De la Mort, le long du chemin… »
(« Nature morte »)


Le vol circulaire de la corneille autour de la maison augure la mort, tandis que le chat-huant brûle la chandelle de la vie.


4 — Clepsydres et temps circulaire
Que ce soit l'inaltérable ordonnancement des heures dans la clepsydre à balancier, le mouvement de métronome de la pendule, la roue autour de son essieu, la rotondité oculaire, le vol circulaire de la corneille, le cercle est l'emblème du devenir cyclique. Ces oiseaux psychopompes investis d'un pouvoir de divination lunaire pressentent la mort prochaine, signalent par leur présence, douze heures à l'avance —un tour d'horloge— : « Le défunt qui s'en va demain »
Tristan participe à cette divination : douze vers, douze coups de minuit, ou douze heures décomposées en quatre tranches horaires. À chaque tranche un tercet, à chaque tercet son oiseau funèbre : le coucou, le chat-huant, la chouette, la corneille, allitération ou alternent les notes chuintantes et explosives, harmonie imitative de la faux de l'Ankou, ou tout simplement la toux d'un phtisique dont la fin est proche.
L'araignée, très présente chez Corbière, est également maîtresse d'un mouvement circulaire. Elle est la grande Parque primitive, Klotho filant la quenouille de la destinée humaine suivie par Atropos coupant au soir ce fil pour faire de Tristan un immortel « Chevaucheur de rayons !… »

« Triste Araignée, étends sur moi ta toile ! »
(« Litanie du sommeil »)


Un Tristan emmailloté, encerclé dans le circulum vitae, « rondellisé », rendu à son destin de poète.
Autre clepsydre : la marée. Sur la grève, Tristan fait défiler des crabes, des couteaux, des huîtres, des coquillages, crustacés trahis par la mer et que l'on ramasse à marée basse, la chair encore palpitante :

« Ô musique céleste : entendre sur du plâtre,
Gratter un coquillage ! un rasoir, un couteau
Grinçant dans un bouchon !… un couplet de théâtre !
Un os vivant qu'on scie ! un monsieur ! un rondeau !… »


Il associe la pêche fructueuse des grandes marées avec la musique des anges et des images de tortures. Le caractère macabre et funéraire de ce quatrain se trouve renforcé à la chute, « un rondeau », lorsque l'on sait que dans les « Rondels pour après » Tristan se chantera mort.


5 — Le temps dévorateur
Dans « Le Poète contumace » déjà, Tristan esseulé se compare à une huître abandonnée par ses congénères. Dans « Paris nocturne » les rues désertées par la marée humaine laissent alors la place aux crabes funéraires :

« — C'est la mer : — calme plat— et la grande marée,
Avec le grondement lointain, s'est retirée.
Le flot va revenir, se roulant dans son bruit—
Entendez-vous gratter les crabes de la nuit…

C'est la vie : Écoutez : la source vive chante
L'éternelle chanson, sur la tête gluante
D'un dieu marin tirant ses membres nus et verts
Sur le lit de la morgue… Et les yeux grand'ouverts


Les crabes font office de croquemorts. À Paris, ils grattaient la carcasse du noyé pour se disputer les derniers lambeaux de chairs décomposées. Dans un port breton, livré par la marée, on retrouve Bitor « démasqué par les crabes », lui aussi gratté, déshabillé de la vie. La mort est incarnée par des animaux isomorphes du temps dévorateur associés à la lune et à la marée. Un bestiaire de l'ordure, de l'ombre, de la chair corrompue trouve alors droit de cité. Le poète projette des images de putréfaction sur la nature, et les animaux, contaminés, souillent celle-ci à leur tour :

« — Calme de peste, où la fièvre
Cuit… le follet damné languit.
— Herbe puante où le lièvre
Est un sorcier poltron qui fuit…
— Les crapauds,
Petits chantres mélancoliques
Empoisonnent de leurs coliques,
Les champignons, leurs escabeaux. »
(« Paysage mauvais »)


Les heures sonnent des « glas » tandis que la respiration marine ramène dans ses convulsions les corps des naufragés qu'à marée basse, le jour pointant, on pourra ramasser comme des coquillages « en rupture de banc » :

« Sables de vieux os — Le flot râle
Des glas : crevant bruit sur bruit…
— Palud pâle, où la lune avale
De gros vers, pour passer la nuit. »


Palud est une nécropole que hantent des animaux fiévreux, nourris de tumeurs malsaines, de plaies crevées, d'exhalaisons putrides. La lune nourrit sa pâle incandescence aux feux follets que Tristan associe aux vers luisants produits par la combustion des gaz qui se dégagent des endroits marécageux où se décomposent les corps des disparus.


6 — Et les rats pour finir…
Les relents d'haleine pestiférée que l'on respire dans le marais maudit de « Paysage mauvais » nous ramènent à l'animal le plus représentatif dans l'imagerie corbiérienne de cette nécrophilie : le rat. Il apparaît dix fois dans le recueil. Hormis deux plaisanteries scatologiques, il est apparenté six fois à la mort ou au cimetière, et associé par trois fois à la solitude, variante de la mort. Dans « Le Poète contumace », il fait partie des hôtes. Cloîtré, emmuré dans ce vieux couvent pareil à un caveau, il est tout naturel que le rat, hôte des nécropoles, vienne troubler le sommeil d'un Tristan en sursis, condamné des médecins :

« — Hop ! les rats du grenier dansent des farandoles !
« — On frappe… oh ! c'est quelqu'un…
Hélas ! oui, c'est un rat. »


Exclu de la vie, de la lumière, de la santé, Tristan est des leurs. Qu'est-ce qu'un lépreux peut craindre d'un pestiféré ! Dans « Litanie », son exclusion est telle qu'il ne craint pas la comparaison :

« Non… Mon cœur te sent là, Petite,
Qui dort, pour me laisser plus vite
Passer ma nuit, si longue encor
Sur le pavé comme un rat mort… »


L’animal déjà mort et le temps qui s'étire renforcent le caractère funéraire. Dans « Une Mort trop travaillée », au moment où il envisage de larguer les amarres, la conscience de sa mise à l'index l'amène à se comparer une dernière fois à un rat dans une lettre-épitaphe qu'il destine à l'aimée :

« Il lui mit ça sur l'air de 'J'ai du bon tabac'
Mon rat. »


Le muridé nécrophile tient compagnie à Tristan dans sa retraite sépulcrale. L'aspect maléfique du rat l'indiffère autant que celle du crabe légiste du « Bossu Bitor ». En œuvrant tous deux pour la rédemption de l'un et de l'autre, ils répondent à la demande d'auto-destruction réclamée par le poète. Bitor et Corbière ont souffert dans leur corps à cause de ce corps même. L'un donne sa bosse, l'autre ses articulations arthritiques à des nécrophages qui auront pour vocation d'assainir leurs malformations congénitales. Cependant, si la nécrophilie n'est pas une exclusivité corbiérienne, puisqu'elle s'inscrit dans le goût romantique pour les choses d'outre-tombe, elle ne sera jamais si autodestructrice, si auto-consommatrice que chez Tristan.