La Bretagne de Tristan Corbière

Inévitablement la Bretagne suinte dans les vers de Tristan Corbière, parce qu’il y est né, d’une part, et parce que si la vie lui avait donné le choix, ou l’occasion d’une revanche, Tristan aurait pu dire, à l’instar de ce « Mousse » dans « Gens de mer » : « Quand je serai grand — Matelot ! — ». Bien que deux sections des Amours Jaunes lui semblent plus particulièrement consacrées, « Armor » et « Gens de mer », la Bretagne sert de fil conducteur à l’ensemble de l’ouvrage. Elle est la Carte du Tendre de notre poète, lequel se présente dans le premier des huit poèmes de la série « Paris » comme un « Bâtard de Créole et Breton » tout en faisant référence dans le cinquième à sa « lande et [s]on clocher à jour ».


1 — La Bretagne comme lieu-dit du poème.
On n’ignore pas les datations fantaisistes que Tristan donne à certains poèmes, mais il est intéressant d’y voir parfois la réminiscence de la matière bretonne à laquelle il emprunte un nouveau prénom. Ainsi « Le Poète contumace » daté « Penmarc’h — jour de Noël. » et qui clôt la section éponyme des Amours jaunes, fait directement référence à la légende de « Tristan et Yseut ». Passé le vers liminaire : « Sur la côte d’ARMOR » le poème emprunte à un décorum breton : on y trouvera la présence de la religion, des corneilles, des vents en pagaille, un cerf —Kernunos ?— des douaniers, des goélands… et, à l’autre bout du recueil, ou presque, dans la section où la Bretagne ne fait pas de doute, on lira le poème intitulé « Le Mousse », localisé, lui, « Baie des Trépassés ». Il ne faut pas chercher à suivre le poète à la trace ; il n’écrit pas de quand il date son poème comme il est certain que Tristan n’a pas composé « Ça » à la « Préfecture de police, 20 mai 1873 », ni « Bohème de chic » à « Jérusalem — Octobre » pas plus que « Libertà » n’a été écrit de la cellule IV bis à la prison royale de Gênes. Il s’agit davantage d’une indication scénique qui sert à donner le ton, l’humeur du moment ; humeur non dénuée d’humour. On trouvera encore « Île de Batz », pour « À mon chien Pope » de la section « Raccrocs », laquelle rappelle au poète ses extravagants naufrages censés procurer des frissons à quelques Parisiens en mal de sensation. Quant aux toponymes exclusivement bretons de la section « Armor » ou « Gens de mer », tels Saint-Thégonnec, La Palud, Menez-Arrez, Île d’Ouessant, Brest-Recouvrance, Saint-Mâlo-de-l’Isle, Banc de Kerlouan et Roscoff, il s’agit de faire coïncider le thème du poème avec un lieudit explicite (le pardon de Sainte-Anne à Palud par exemple). Et ne soyons pas davantage étonnés si Tristan localise les poèmes qui parlent exclusivement de la vie à bord « À bord » tout simplement.


2 — « Armor »
Sept poèmes constituent la cinquième section du recueil. Mais ne nous y trompons pas, il y circule un air, au propre comme au figuré, — « l’air bas-breton Ann hini goz » par exemple— qui sonne largement breton, qu’il s’agisse de la géographie, du folklore, de la religion, ou d’un épisode douloureux dans l’histoire des soldats bretons.
Ainsi « Paysage mauvais » et « Nature morte » mettent en place un imaginaire rappelant bon nombre de légendes bretonnes placées sous le patronage de l’Ankou. Voici les lavandières de la nuit, « la brouette de la Mort », la lune, appelée aussi « soleil des loups », précédés d’un bestiaire fonctionnant comme des intersignes de la mort : les crapauds, le coucou, le chat-huant, la chouette, la corneille… « Un riche en Bretagne » raconte la vie d’un « philosophe-errant dans la campagne », frère des seigneurs lazzarone d’Italie. Tristan Corbière envie ce pouilleux, insouciant, riche de la charité des autres, ce « petit rentier, moins l’ennui de la rente », un peu sorcier qui a vu :

« […] rôdeur, durant les clairs minuits
Dans la lande danser les cornandons maudits… »


Parent de la Rapsode à qui le poète consacre le plus long poème de la section. Evénement en Bretagne catholique, le Pardon de Sainte-Anne-la-Palud ! mais passée la prière à la mère de la Vierge, passée la ferveur d’une nation qui enrichit le pasteur de Sainte-Anne, surgit la sœur du poète, paria comme un autre, la rapsode foraine qui éclipse Sainte-Anne, y compris dans le titre : « La Rapsode foraine et Le Pardon de Sainte-Anne » :

« — Si tu la rencontres, Poète,
Avec son vieux sac de soldat :
C’est notre sœur… donne — c’est fête —
Pour sa pipe, un peu de tabac !…
Tu verras dans sa face creuse
Se creuser, comme dans du bois,
Un sourire ; et sa main galeuse
Te faire un vrai signe de croix. »


Que cela soit « Saint Tupetu de Tu-Pe-Tu » (alias Saint Diboan) précédé d’un commentaire du poète, « La Rapsode foraine… » ou « Cri d’aveugle » (poème d’inspiration quasi fantastique), on remarquera que la religion de Tristan n’est pas celle de ses pairs mais, qu’au contraire, empruntée au territoire de l’ancienne Bretagne, elle redonne aux Bretons leurs croyances d’antan.

« Ho je vous sens encor
Landes jaunes d’Armor
Je sens mon rosaire à mes doigts
Et le Christ en os sur le bois
À toi je baye encor
Ô ciel défunt d’Armor »




3 — Gens de mer
Quinze poèmes, précédés d’un poème avertissement, occupent l’avant-dernière section du recueil. On pourrait placer « Gens de mer » sous un double patronage : celle du père d’abord :

« Point n’ai fait un tas d’océans
[…]
Mais il fut flottant, mon berceau,
Fait comme le nid de l’oiseau
Qui couve ses œufs sur la houle… »


Tristan lui envie la santé et ses états de service dans la marine qui lui permirent de courir l’océan à un âge où lui, son fils, devait se contenter de caboter au large de l’Île de Batz… L’autre patronage est celui de Victor Hugo à qui Corbière donne une leçon dans le dernier poème de la section, « La Fin ». Citant quelques vers célèbres d’Oceano nox, il répond à Hugo sur le ton du pastiche :

« Eh bien, tous ces marins — matelots, capitaines,
Dans leur grand Océan à jamais engloutis…
Partis insoucieux pour leurs courses lointaines
Sont morts — absolument comme ils étaient partis.
Suivi d’une leçon de lexique maritime :
Un grain… est-ce la mort ça ? la basse voilure
Battant à travers l’eau ! — Ça se dit encombrer…
Un coup de mer plombé, puis la haute mâture
Fouettant les flots ras — et ça se dit sombrer. »


On l’aura compris, tous ces poèmes rendent un hommage appuyé aux marins, aux matelots, au « vieux Frère-la-côte », jusqu’au novice, au mousse ou au Lascar de « La Goutte » qui, en pleine tempête, sauve l’équipage et le bâtiment en faisant déferler le foc, au risque que d’y laisser la vie, mais que la mer ramène gratis sur le pont boire la « goutte » après la tasse. Qu’il nous emmène au bordel, en bordée ou à bord, que l’on surprenne l’un d’eux faire ses adieux à sa fiancée, qu’on les voit dessaler, sombrer, mourir d’une fièvre au Mexique, ou pour « Le Bossu Bitor » crever d’un excès d’amitié après avoir connu l’amour dans les bras d’une « Mary-Salope » :

« […] Dix bras tendus halent la couverture
— Le tortillou dessus !… On va la danser dure ;
Saute, Paillasse ! Hop là !…
C’est que le matelot,
Bon enfant, est très dur quand il est rigolo.


Tristan a de la tendresse pour tous. Il l’aime son marin, il lui envie sa santé, son exubérance, ses chansons à boire, sa rudesse, son langage cru, sa sexualité gaillarde, sa naïveté de grand enfant, son teint buriné ou sa couperose de bordée. Raison pour laquelle Tristan écrira « Le Phare », chargé d’érotisme, le dédommageant de ses impuissances d’alcôve :

« Dedout, Priape d’ouragan,
En vain le lèche
La lame de rut écumant…
— Il tient la mèche.
Il se mâte et rit de sa rage,
Bandant à bloc ;
Fier bout de chandelle sauvage
Plantée au roc ! »




4 — L’épisode de Conlie
Le dernier poème de la section « Armor », « La Pastorale de Conlie » diffère des autres poèmes par le ton plus grave et son registre pathétique. Et si Tristan use encore de quelques calembours, c’est avec une grâce cynique, une infinie tendresse à l’égard des martyrs de cette histoire, et un immense dédain pour les autorités politiques et militaires.
Il s’agit, une fois n’est pas coutume, d’un poème engagé qui traite d’un épisode tragique de l’histoire des soldats bretons parqués au camp de Conlie, près du Mans, en octobre 1870 et qu’il tient de son beau-frère, Aimé Le Vacher, engagé volontaire. Le camp doit servir à constituer une armée capable de ravitailler Paris. Mais cette armée bretonne inquiète les Républicains. Presque sans armes, loin de leur terre, démoralisés, abandonnés par leurs chefs —Gambetta tarde à faire évacuer le camp— les soldats meurent du mal du pays et succombent sous les fièvres. Les intempéries, l’hiver font du camp un véritable bourbier.
Quand la bataille du Mans s’engage, la ville tombe dans les mains de l’ennemi au premier assaut. Les soldats bretons rentrent chez eux sous les quolibets des Français. Tristan rend moins hommage aux soldats qu’il ne stigmatise les politiques qui les ont réduits à cet état de misère extrême. C’est pourquoi, il use de la métaphore filée de la pastorale pour faire des soldats des moutons, affamés, réduits à manger l’herbe rare du camp :

« Nous allions mendier ; on nous envoyait paître :
Et… nous paissions à la fin ! »


Le ton change encore lorsque Corbière s’attarde sur la description d’un jeune soldat, naïf qui s’embourbera corps et bien, dans la terre de Conlie :

« — Un grand enfant nous vient, aidé par deux gendarmes,
— Celui-là ne comprenait pas —
Tout barbouillé de vin, de sueur et de larmes,
Avec un biniou sous son bras.
Il s’assit dans la neige en disant : Ça m’amuse
De jouer mes airs ; laissez-moi. —
Et, le lendemain, avec sa cornemuse,
Nous l’avons enterré — Pourquoi ?… »




5 — Parlez vous breton ?
Issu d’une famille de notables morlaisiens, Tristan Corbière ne parle pas la langue bretonne. Mais cela ne l’empêche pas d’y être perméable. Conscient du pouvoir évocateur de « Armor », Tristan le choisit pour titre de sa section. Ar-mor, ce qui vient de la mer, ce qui est sur mer… Le terme désigne essentiellement la frange maritime de la Bretagne. Pourtant la section qui parle davantage de la mer n’est pas « Armor », mais « Gens de mer ». Aussi faudra-t-il y lire une connotation plus cynique, à l’instar du terrible jeu de mot qu’il fait de son patronyme : « Rime riche, — et jamais rimée »… L’omniprésence de la mort ici se fait davantage sentir que celle de la mer. Pour preuve, les titres des deux premiers poèmes « Paysage mauvais » et « Nature morte », suivis d’un bestiaire nécrophile. Par la suite, il s’agit encore d’une Bretagne de calvaires, de chapelles et de saints, de Pardons, de veillées funèbres et de messes.
Mais Tristan est capable de sertir ses poèmes d’idiomes bretons jugés plus expressifs, tels ces « Ankokrignets et Kakous » extraits de « La Rapsode foraine », littéralement des « rongés par la mort » et des « lépreux », ou de traduire directement le terme breton en français, tels ce « Mois-noir — Novembre —» et « Mois-plus-noir — Décembre —» dans « La Pastorale de Conlie ». Ou encore ce « soleil des loups » pour désigner la lune, « le follet damné » pour les korrigans ou kornandons trouvés orthographiés « cornandons » dans « Un riche en Bretagne », et bien sûr la fameuse « brouette/ De la Mort », traduction de Karriguel an Ankou… L’italique dans le texte du poète servant d’indicateur.
Enfin, de nombreuses entorses à la syntaxe française sont le fait d’un parler breton que Corbière use à dessein et qui donne au vers son faux air boiteux, son habile art de la syncope, son réalisme populaire :

« Le temps était si beau, la mer était si belle…
Qu’on dirait qu’y en avait pas.
Je promenais, un coup encore, ma Donzelle,
À terre, tous deux, sous mon bras.
C’était donc, pour du coup, la dernière journée.
Comme ça ; ça m’était égal…
Ça n’en était pas moins la suprême tournée
Et j’étais sensitif pas mal. »
(« Le Novice en partance et sentimental »)