Les femmes des Amours jaunes :
la cigale, Marcelle, l'actrice et la prostituée
Thème universel, certes, mais thème privilégié
de l'inspiration corbiérienne, Tristan a chanté
la femme sur tous les tons avec la même ferveur
qu'il mettra aussi pour la déchanter.
Mais la déchanter n'est-ce pas la chanter encore
? La typologie des femmes dans Les
Amours jaunes
concerne essentiellement deux catégories : l'actrice
et la prostituée, deux types qui auraient tendance
à se confondre quand il s'agit de Marcelle
à la fois cigale des bastingages et cigale de bastringues.
1 — La cigale des Amours Jaunes
Qu'il l'appelle « fille de marbre », «
maîtresse », « chair de [lui] »,
« femelle de l'homme », « muse pucelle
» ou « demoiselle », qu'il lui dédie
des poèmes « À L'éternel Madame
» et « Féminin singulier », il
s'agit toujours de Marcelle, la cigale du poète,
la marraine annoncée des
Amours jaunes
:
« Il alla crier famine
Chez une blonde voisine,
La priant de lui prêter
Son petit nom pour rimer.
(C'était une rime en elle)
— Oh ! je vous paîrais, Marcelle »
(« Le Poète et la Cigale »)
Le prénom de la belle fonctionne comme une dédicace.
Le pastiche est visible. Sauf que le poète n’a
pas pris la place de la fourmi. Il est le poète,
une cigale donc, concurrente de la cigale liminaire. D’emblée,
il insiste sur le statut de Marcelle : simple cigale,
marraine, blonde voisine mais aucunement Muse. Capable
d’avoir sa propre musique, Tristan se désolidarise
de la cigale, voire s’en dédouane, d’autant
que le recueil s’annonce comme imprimé au
moment où le poète s’enquit d’une
marraine :
« Un poète ayant rimé,
IMPRIMÉ
Vit sa Muse dépourvue
De marraine, et presque nue »
(« Le Poète et la Cigale »)
Boutade, pied de nez à l’égard des
poètes romantiques bâtissant des poèmes
sur leurs écorchures d’amour… à
bon entendeur salut ! Marcelle ne saurait être cette
Muse, elle est tout juste une « marraine »,
sans majuscule, une mère d’emprunt, une cigale
avare et cupide entretenue par un autre, insensible même
à la qualité du chant du poète :
« Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… — Horreur ! —
— Il chante. — Horreur !! — Horreur
pourquoi
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non »
(« Le Crapaud »)
« [S]ans aile », sans elle, sa fameuse «
rime en elle », sans Marcelle donc disparue au bras
d’un autre amant. Pour preuve, encore, le poème
qui clôt le recueil dans un vertigineux effet miroir
:
« Il alla coller sa mine
Aux carreaux de sa voisine,
Pour lui peindre ses regrets
D’avoir fait — Oh : pas exprès !
—
Son honteux monstre de livre !… »
(« La Cigale et le Poète »)
Si le livre est « raté », ce sera la
faute de la marraine, la cigale, autrement dit Marcelle.
Et s’il est « réussi », Marcelle
n’est pour rien dans cette nouvelle qualité
de chant poétique.
2 — Marcelle
Mais pourquoi Marcelle ?
Marcelle est d’abord une rime commode, une rime
suffisante « en elle » qui rime avec «
pucelle » ou « demoiselle », ses antonymes
: qualités que n’a pas conservées
Armida-Josephina Cuchiani
C’est aussi un clin d’œil au Tristan
de la légende dont le poète a emprunté
le prénom : « Je l'ai pris à mon
frère » dit-il, pensant à Tristan
de Loonnois qui forme avec Yseut un couple légendaire
de la mythologie celte. C'est dans cet esprit qu'il
surnomme la femme aimée, Marcelle. Le fait est
que, tout en étant sienne, elle appartient à
un autre, Rodolphe de Battine, comme Yseult était
l'épouse de Marc, elle est Marcelle, celle de
Marc. Mais il y a mieux, tous les poèmes discrètement
érotiques de Tristan font de Marcelle une jument
! On sait que l'oncle du Tristan de la légende,
Marc, est affublé par Dahud d'une crinière
et d'oreilles de cheval pour avoir chassé la
biche de la fée. En breton cheval se dit Marc'b,
ce qui donne doublement Marcelle celle du cheval, selle
de cheval… Tristan perpétue ici, non sans
humour, la sacro-sainte trinité de l'amour et
la tradition des amours malheureuses.
La composition du « Poète contumace »
sise à « Penmarc'h — jour de Noël
» désigne le lieu où Tristan mourra
en attendant Yseut. Notre poète y établit
sa chapelle romantique. On note ainsi que l'hiver de ses
amours correspond à l'un des volets de la légende.
En effet, pour apaiser la querelle qui oppose l'oncle
au neveu, il fut décidé qu'Yseut se donnerait
tour à tour à Tristan et à Marc selon
les saisons. Marc choisit de vivre avec Yseut quand les
arbres sont sans feuilles parce que les nuits sont plus
longues. À la lumière de cet indice, on
comprend mieux pourquoi Tristan écrit dans un poème
à l'intitulé si isoldien, « Élizir
d'Amor » :
« — Ouvre : je passerai vite,
Les nuits sont courtes, l'été… »
puisque avec l'hiver 1871, le couple repart pour la capitale,
et Tristan ne peut appeler la femme qu'il aime Yseut,
car elle n'est que Marcelle, celle de Marc, aux arbres
sans feuilles et aux longues nuits hivernales…
3 — L’actrice
La femme des
Amours jaunes a trop de noms, de
surnoms pour être unique, trop de masques pour ne
jouer qu’un seul rôle. Sans doute parce que
Armida-Josephina Cuchiani, alias Marcelle, rencontrée
à Roscoff, est actrice à Paris. Quand le
poète la rejoint, qu’il fréquente
la loge de son rival, Tristan a tout le loisir de voir
sa maîtresse officier. Les huit poèmes réunis
sous le titre « Paris » évoquent
explicitement l’univers du théâtre,
non sans humour parfois :
« Rôde en coulisse malsaine
Où vont les fruits mal secs moisir,
Moisir pour un quart d’heure en scène…
— Voir les planches et mourir !
Va : tréteaux, lupanars, églises,
Cour des miracles, cour d’assises :
— Quarts-d’heure d’immortalité
!
Tu parais ! c’est l’apothéose !!!…
»
(« Paris, 6 »)
On trouvera même dans la section espagnole «
Sérénade des sérénades »,
un poème écrit sur le canevas d’un
opéra en trois actes :
« Cordieu ! Madame est donc sortie ?…
»
(« Grand opéra »)
La réplique est instructive : Cuchiani ne joue
plus un rôle de composition : amante de
Tristan, elle court vers Rodolphe, maîtresse de Rodolphe,
elle rejoint Tristan.
Quand ce n’est pas la capitale entière,
l’immense scène de théâtre
où se déploie la tragi-comédie
des sentiments, et où Tristan, loin de ses terres,
est réduit à faire de la figuration.
Marcelle ou Armida, elle est encore celle qu'il surnomme
dans « Femme » et « Pauvre garçon
», « La Bête Féroce »,
Bête parce que « naturelle » —selon
le mot de Baudelaire—, Féroce parce que «
abominable » —autre mot de Baudelaire. Ce
qui l'autorise à user de vocables crus. Elle est
la jument qu'on culbute dans les halliers et qui lui inspire
deux poèmes d'humeurs plutôt cavalières,
bien qu'il sache aussi se faire tendre avec la passagère
de « Steam-Boat ». Relation sans risque avec
la « camarade » ou avec la « Gente Dame
» que son amour courtois éloigne des tentations
de la chair alors que dans « Sonnet à Sir
Bob », Tristan se déclare prêt à
toutes les « chienneries » pour devenir le
bâtard attitré de sa maîtresse, une
femme « légère » :
« Et j'aurai le collier portant Son petit nom.
»
Tel maître, tel chien, la maîtresse serait
donc
aussi une catin.
4 — La prostituée
Lorsque Marcelle ne répond pas à ses avances,
qu'elle lui oppose fenêtres et porte closes, Tristan
tente de l'oublier avec des femmes de mœurs légères.
Au contact des « cocottes » parisiennes qui
disent bonjour pour « becqueter » et qu'il
paye d'« un rond d'or sur l'édredon »,
à fréquenter des « grues » qui
n'ont d'échasses que leurs hauts talons et de migrateur
que leur inconstance amoureuse, Tristan compose «
Idylle coupée » :
« C'est très parisien dans les rues
Quand l'Aurore fait le trottoir,
De voir sortir toutes les Grues
Du violon, ou de leur boudoir… »
Utilisant leur langue colorée, l'argot des interlopes,
Tristan donne dans le pittoresque. Inséparables
des « cocottes » et des « grues »,
on y voit les « dos-bleus », leurs souteneurs,
les « perruches » qui « rossignolent
» pas mal d'absinthes au comptoir, falsifient leurs
printemps chez le « merlan » (le coiffeur)
pour traiter avec quelques « gros chiens »
embourgeoisés. Qu'il dirige ses pas vers le Bois
de Boulogne : Arthur, le maquereau, traîne encore
dans les parages. Parmi les bribes de conversations saisies
sur le vif, se glisse insidieusement le commerce du sexe
:
« — Vous comprenez ; voici mon truc :
Je vends mes Memphis, et j'arrive…
— Cent louis !… — Eh, Eh ! Bibi…
— Mon Duc ?… »
(« Déjeuner de soleil »)
Les noms interchangeables des prostituées —
Zoé, Nadjejda, Jane, Mina, Zulma, Hermosa, pendants
des prostituées bretonnes des bouges à matelots
: Jany-Gratis, Bout-dehors, Fond-de-Vase, Garcette-à-ris,
Mary-Saloppe, le réalisme expressif en moins—
lui rappellent encore Marcelle, l’actrice aux cent
rôles, qu’il soupçonne de quelque commerce
illicite :
« Fais nous sauter, pantins, nous payons les décors
!
Nous éclairons la rampe… Et toi, dans la
coulisse,
Tu peux faire au pompier le pur don de ton corps. »
(« Féminin singulier »)
Au risque d'une amende, le poète flirte effrontément
avec l’actrice, dérangeant le savant maquillage
pour y trouver la vraie nature de la femme et y déplorer
ensuite la faillite des artifices en même temps
que la perte de ses illusions.
« L'amende est de cent sous pour un baiser en
scène...
Refais ton tatouage, ô Jézabel hautaine,
Je te le dis sans fard, c'est le fard que j'aimais.
»